mardi 9 avril 2019

 




Roland Dauxois


EXTRAITS 


(en cours d'écriture) 



CARNETS
DU
BORD



Notes et instants


2019





En mémoire de Jean Raine

PROLOGUE


Plus de trente ans que tes mains ont cessées de peindre ces soleils rageurs, tourbillonnants, ces météores d’encre et d’acrylique, ces masques traversés par une humanité parfois grotesque, menaçante et toujours fragile.
 « peindre une toile est un combat au sabre, le pinceau est tranchant, la couleur est du sang le mien et celui des autres » disais-tu.
Dans les années 80 J’ai eu cette chance d’être invité au seuil de ton atelier avec la seule consigne du silence et de l’immobilité. Et c’est assis en ce bord que je fus témoin de ce combat avec l’invisible, curieusement cette position en ton atelier détermina tout mon parcours, ce bord devint cette marge où j’appris jour après jour à survivre.
Avec ce carnet du bord aujourd’hui je me tiens de nouveau au seuil de la peinture, témoin privilégié et attentif d’une création en devenir.
Ces notes, ces instants  tentent d’interroger l’acte de peindre.
Écrits au bord de ce monde dans lequel se sont engloutis tant d’êtres dévorés par cette soif d’absolu.
Ce carnet du bord de la peinture est une suite d’instants et de notes aussi brèves et nerveuses que ces mouvements de pinceau qui définissent d’un seul trait, d’une seule couleur tout un territoire, un horizon, un univers.
Vous trouverez aussi en ces pages quelques poèmes, ils sont ces « intervalles » en écho à certaines œuvres picturales du  peintre poète et cinéaste qui écrivait : « on fait généralement de la poésie le dépotoir des passions alors qu’elle doit être le rêve des anges » 

Ne cherchez pas cher lecteur, chère lectrice en ces pages une quelconque exactitude des anecdotes, le personnage du peintre qui est ici le centre de ces « instants » représente un peu tous les peintres et autres artistes que j’ai pu côtoyer par la suite , avec lesquels j’ai pu échanger avec un bonheur toujours égal et partagé.



                                       NOTES


Note 10

Dans l’isolement de l’atelier, c’est le monde entier qui s’invite



Note 13

Peindre c’est aussi résister à cette fièvre de rationalisation où tout doit être affublé d’une valeur ajoutée, où tout acte pour être considéré se doit d’être rentable, se doit de justifier sa présence, son existence par sa seule qualité d’objet utile.

Alors que la seule valeur à ajouter et à défendre en tout lieu et en tout temps serait celle qui favoriserait la liberté absolue de créer sans entraves et de pouvoir montrer son travail sans contraintes.


Note 14

La  peinture doit être  cet espace vierge où peut s’écrire l’infini des possibles.


Note 15

C’est une des forces de la peinture de nous montrer le versant le plus ensoleillé de l’être qui est aussi le côté le plus exposé aux brûlures.


Note 16

Regarder une peinture c’est résister avec l’œil quand la langue vient à manquer.





Note 17

Penser l’acte de peindre c’est aussi penser ce qui rend cet acte si accessoire au yeux du plus grand nombre et à nous si nécessaire.


Note 19

Le tableau qui m’émeut qui me transporte  est celui dont le sujet s’affranchit des dimensions mesurables, se libère de son cadre, s’affranchit des murs où il est exposé, invente son espace et son langage.

Note 20

le désordre règne dans l’atelier, ce n’est pas un désordre qui succède à l’abandon mais une absence d’ordre où peut jouir la vie.


Note 21

Impression de musée

De la même façon qu’il existe un rayonnement fossile, écho mesurable d’un cri primal de l’univers on peut parfois ressentir dans la contemplation silencieuse d’un tableau la formidable pulsation d’une énergie qui était celle du peintre.




Note 22

Exercer un art, en exposer le travail, c’est principalement à mes yeux cultiver cette idée que nous pouvons par la seule force de notre regard sur le monde entraîner d’autres regards, d’autres sensibilités vers cette inépuisable possibilité universelle de création.


Note 23
Peindre c'est mettre hors, c'est incarner par la matière ce qui était enfermé, ce qui était tenu au secret , soustrait aux regards  et pour que ce secret de la peinture soit révélé au plus grand nombre le peintre doit passer  par cet acte alchimique, fusion de son être et de de ce qui prolonge tout son être, matières et pinceaux dans ce qui lui sert d'athanor : son atelier.  




Note 24
Que nous permet l’acte de peindre en ces instants les plus favorablesn
les plus inspirés ? :
tenir par un fragment l’immense



Note 25

Au début la catastrophe.
C’est la catastrophe qui est à la source de tous mes tableaux, c’est elle encore qui révèle ma peinture, va l’arracher à sa nuit, à son anonymat, avec elle tout vient.
Encore une parole du peintre, sauvée des eaux troubles de la mémoire,
et ce mot de catastrophe nous vient du grec ancien qui signifie bouleversement et dénouement, dans la tragédie grecque il désigne le point culminant du drame. La peinture partirait donc d’un point ultime, d’un nécessaire dénouement.


Note 26
Une main de peintre désire t'elle autre chose que de donner à l'inanimé une présence charnelle ? 


                                                        

                                                              INSTANTS



TROIS INSTANTS  POUR L’ACTE

Instant 1

Avant que ce geste rentre en scène sur cette plaine blanche tendue aux angles, peau offerte aux arcs électriques, le rituel est invariable : une main sûre aligne les coupelles qui vont recueillir les longs vers soyeux des couleurs, délivrés de leurs chrysalides aux reflets métalliques, puis elles resteront là sur leurs reposoirs de nacre prêts à recevoir les banderilles d'un pinceau aux bords biseautés à force de plongées et de luttes.


Instant 2

C’est au corps du peintre de faire son entrée, ployé comme celui d’un sourcier sur une veine souterraine, cette veine secrète qui circule en  dessous de cette peau prête à se donner et à s’ouvrir, cette peau qui n’est pas encore peinture, mais qui va apprendre à le devenir, cette peau qui se chargera de toutes les visions, cette peau prête à offrir toute la fougue nécessaire pour relier deux énergies : celle qui monte de la terre et celle qui descend du ciel.

Instant 3

Ce geste recommencé, tout occupé à ne point trahir l'élan premier, ce geste rendu possible en ce point de rencontre du support et de la lumière, ce geste nous l'avons vu, nous l'avons aimé, le temps d'une séance, le temps d'une vision.

Nous l'avons vécu cet instant, notre œil en garde l'heureuse mémoire,
ce geste du peintre tout le préparait depuis ce silence de l’atelier jusqu'à cette force secrète qui transformait tous les tourments, les doutes, les déluges de questionnements, en lignes abruptes, en abîmes tourbillonnants,
viscères radieux d'où s'échappaient en volutes véhémentes,
fantômes filiformes, corolles dansantes où des formes humaines ou animales  s'empoignaient, se démembraient en des orgies de constellations fluides.
La couleur ruisselle, des trombes noires et blanches se mêlent à cet appel orgasmique, la chair se tend, s’ouvre, se fend, pieds nus il entre dans la danse,
en cet instant il est le seul démiurge, la main ne tremble pas, elle seule gouverne, semble répondre à des ordres précis, cloue ici une ombre redoutable, tient à distance une forme inquiétante qui semblait vouloir crever la surface, cicatrise d’un trait déterminé une blessure. 
Puis tout semble s’apaiser, les gestes deviennent plus lents, des torrents finissent rivières, ces rivières sous les glacis se révèlent miroirs, dans toutes les brèches se glissent de douces coulées de lumière.

                                                       ______________


Instant 4

TEMOIN

Je m’installais dans une immobilité de pierre, je n’étais plus un corps en mouvement, je n’étais plus que vision et ouïe, une paire d’yeux,  une paire d’oreilles auxquelles on avait autorisé cette place discrète, de presque invisible, au seuil d’un couloir encombré  de toiles délaissées, de châssis alignant leurs géométries brisées.

Ce couloir que l’on découvrait après avoir emprunté un escalier,  conduisait à l’atelier,  et j’étais avec cette promesse de l’immobilité et du silence, invité à rester à ce seuil, cette frontière où la pénombre se dissolvait dans la lumière.
La durée aussi semblait se dissoudre dans ce temps de l’atelier, atelier au bord duquel je devenais  le témoin d’une danse sacrificielle, rituel d’envoûtement.
Une caméra tourne en ma mémoire, elle fait parfois des  plans fixes,
plans rapprochés sur un regard, son regard, un mouvement, une jambe hésitante, l’autre en arrière, pieds nus dans une marée de couleurs,
zoom sur une main au pinceau luisant d’encre dans un cratère de lumière,
la caméra continue son exploration mécanique,
son œil s’éloigne, plonge dans la bouche sombre de l’escalier
aux marches de pierre usée par la multitude des pas,
marches que  je ne me souviens pas d’avoir redescendues,
je scrute les images de ma mémoire, une par une,
silhouette gracile du peintre devant la fenêtre,
un sourire timide, vacillant, la main du peintre dans la mienne, la chaleur de la main du peintre dans la mienne… je déroule fiévreusement toutes  les bobines de ce film intérieur, je cherche, fouille encore, nulle trace de départ,
alors quoi ? Je serai resté là-haut au deuxième étage, dans cet atelier du peintre et tout le reste de mon existence n’aura été qu’une écriture emmurée dans cet instant ?



Instant 5

SUR LE CHEMIN AVEC LE PEINTRE

C’était une belle fin de journée d’automne, nous nous promenions au bord de la Saône
Sa fatigue était palpable.

« Peindre, et peindre encore, mais pour qui ? on peut se poser la question non ?
Tous ces géants disparus ----------dont personne aujourd’hui ne se souvient des noms et encore moins des œuvres …….. Ajouter quoi à tout cela ?
Il faut être complètement fou je crois pour continuer à faire ce que l’on fait ----- c’est cela complètement cinglé …… très certainement ………..
car la peinture -----  qui peut imaginer ce qu’il en est véritablement de cet acte de peindre ? »
Et sans attendre ma réponse il poursuivit son monologue  :
« Peindre c’est bien autre chose qu’une quête d’harmonie, la peinture c’est de la chair, du sang, de la jouissance et de la tragédie, on ne triche pas avec la peinture, on est complètement nu devant , si tu triches elle te broie, peindre c’est un combat et si tu abandonnes un seul instant une certaine tension, si tu n’es pas complètement dedans elle te vide, elle t’aspire, et puis elle te revomit la peinture, elle te recrache comme une épave, te projette dans les cordes, avec elle impossible de se trahir, impossible. »
Nous étions tous deux sur le chemin du retour, il y aura encore bien d’autres chemins et d’autres retours où je serai livré à moi-même, en proie aussi à d’autres interrogations, à d’autres doutes, mais une des paroles du peintre s’invite  régulièrement au seuil de ma mémoire : qui peut imaginer, en effet, ce qu’il en est  véritablement de peindre ?  


Instant 6

L’AUTRE ATELIER DU PEINTRE

Plusieurs semaines qu’il n’avait pas mis un pied à l’atelier c’est ce qu’il me confie dans ce café où nous avons pris nos habitudes dans cette rue sinueuse encore pavée qui traverse le village jusqu’à la petite gare.
Son regard s’embrume, toux grasse, il sort une cigarette d’un paquet froissé, je lui tends mon briquet.
Silence.
Bruit cristallin de la cuillère qui heurte légèrement les parois de sa tasse brûlante.
« Oui des semaines à attendre, à échafauder, à tenter ….je redoute et à la fois j’attends ça, et là j’ai travaillé d’arrache-pied, vraiment … j’ai expérimenté au moins une bonne dizaine de toiles et une bonne centaine de versions, de combinaisons différentes, je crois que je serai bientôt prêt pour attaquer cette grande série en vue de l’expo »

Il lit l’étonnement sur mon visage.
« Vous avez travaillé ? Mais vous n’allez-plus à l’atelier c’est vous-même qui à l’instant ….. »

Large sourire, la cigarette au coin des lèvres est comme suspendue, elle aussi en attente de la suite ….
« Oui mais dans cet atelier-là, où j’ai travaillé comme un forçat toutes ces semaines, tu ne pourras jamais entrer » :
(et du pouce de la même main qui avait repris la cigarette qui perdait un peu de ses cendres,) il dessina lentement, sans trembler, un long trait sur son front.

Instant 7

Les dessous de la peinture

La peinture est posée à même le sol de l’atelier, un plancher vétuste, constellé de couleurs, un plancher qui ne grince plus sous les pieds nus du peintre puisque celui-ci s’est absenté, me laissant seul à la lisière de ce grand rectangle de toile où des météores se croisent, se frôlent, se heurtent dans ce silence de l’atelier, un apparent silence dans cette grande trame où le pinceau a balafré toute la surface, travaillé chaque détail, donné à cet espace froid, uni et plat des strates, des profondeurs où s’agitent des mondes.

On le devine, c’est toute une architecture qui est au travail là-dessous, ça vibre, ça tournoie, cela veut vivre, remonter à la surface, ça se déplie, des bouches ou des orifices comme des cratères s’ouvrent dans des masques englués dans toute cette matière où, courbes, giclures, griffures, exultent, dessinent une cartographie à la fois tragique et absurde d’un continent sombrant dans la démence.

Il me semble entendre les appels, les mugissements, les stridences, d’entités abyssales qui voudraient que la toile soudainement convulse, se creuse, s’affaisse, se dissolve pour qu’ils remontent eux, les reclus, les hôtes impossibles de ces territoires souterrains.

Qui pourrait soupçonner les guerres qui se livrent ici sous cette peau de la peinture ? Massacres effroyables, éventrations, boucheries, déglutitions, dévorations furieuses de sacs tremblotants de chairs, chairs molles, gelées livides, rosâtres, chairs violentées  par la brûlure du jour, écartelées sous la poussée violente de  banderilles d’ivoire, chairs flasques aux lèvres sanglantes, spongieuses, dégoulinantes de liqueurs pourpres, se frayant passage entre creux, plis, gerçures, vallées où s’agitent mollement des grappes de têtes atrocement blanchâtres,
d’où émergent flottilles d’antennes, bouquets hérissés de pinces claquant ferme, autant de becs, de ciseaux dentelés, de mâchoires effroyables, démesurées, d’yeux protubérants, hublots incrustés en de grands corps luisants, arrachant au passage dans leurs progressions sinueuses  la tourbe noire de ces grands fonds.
Cascades, déferlement de créatures informes, barrières crevées de coraux éclaboussés de guenilles, couleur turquoise, émeraude et carmin.
Ça grouille je vous dis puisque ça vit là dessous !  ça veut remonter à la surface,
ça bouge, ça remplit l’espace,  ça tempête et ça crie ! se plisse , crisse, s’hérisse,
se tend, s’enroule, se déplie, se déroule,  répliques outrées d’un purgatoire oublié,  secousses, failles, où se glissent tout ce qui semble bouches, organes démesurés, orifices, conduits, tout  rejette,  crache, vomit, un sang noir, épais qui se décharge dans le vide, tente de le remplir, de l’ensemencer.

Bruits de pas dans l’escalier,

Je m’écarte, je m’éloigne, reprend mon poste d’observateur muet dans un angle de l’atelier, cet atelier qui retrouve les mouvements du peintre,
c’est lui  au-dessus qui règne à nouveau.

D’un coup, d’un seul geste ample du poignet qui entraîne avec lui le bras, l’épaule, le corps entier, il projette une couleur comme on rabat une trappe,  il éclabousse la toile, multiplie les attaques, recouvrant le carnaval monstrueux de ces abysses sous des tourbillons de lumière.


 
Instant 8

Une danse ? peut-être
Une bataille ? Très certainement.
Le peintre avec ses grandes naissances
et ses petites morts, 
entre émergences et effacements.
Voilà ce qui se joue là où une lumière assoiffée d’actes, de révélations,
d’offrandes, d’épousailles, se déverse.
Au sol ce gouffre, ce volcan en sommeil
au-dessus la main du peintre.
Les pigments, les encres, les liants ?   Le sang du peintre
les pinceaux ?   Les armes du peintre
La toile, le papier ?  L’arène ou la lice, un rectangle de lumière, une trappe
une peau sous laquelle des chairs s’apprêtent à naître.

Au -dessus cette main qui sans trembler, sans hésiter
plonge en ce labyrinthe, veut débusquer le Minotaure affamé.
Toujours plus de matière ! plus d’énergie ! Plus de couleurs, plus d’élans, plus de cœur !
Ce n’est pas une simple lutte où deux antagonistes se défient, mesurant leurs faiblesses et leurs puissances, c’est un face à face terrible, une charge de vie qui lance toutes ses forces dans la bataille contre l’immobilité, la rigidité,
un néant qui regorge de fantômes, de démons qui se croyaient à l’abri.


Instant 9

Il y a des instants de grouillements, d'inquiétantes floraisons, d'orgies de matières, de tourbillons, de tornades hurlantes, des cratères vomissent des crânes, pauvres masques secoués de rictus impuissants, des corps huileux rampant dans la couleur.

Ces corps suppliciés réclament tous leur droit à l'existence, et le peintre les regarde du haut de ce ciel renversé de la toile et le peintre les regarde, il n'a aucun doute, son geste seul peut renvoyer à la nuit toutes ses grotesques figures, mais il ne veut pas les rejeter sans avoir tenté de leur donner une apparence, non pas une apparence convenable, non, surtout pas convenable mais leur offrir seulement une peau, un peau où toutes  ses prétendantes à la vie pourraient se glisser.
Il veut pour elles des élans de soleils, des basculements sur les bords, il veut pour elles des espaces creux où elles pourraient se lover, où elles pourraient apprendre à faire l'amour avec la lumière.


 une main de peintre qui ne désire autre chose que de donner à l’inanimé une présence charnelle à la vie.



                                                            EPILOGUE


Le peintre s’est mis à genoux devant sa toile, le pinceau suspendu, corps immobile, il va rester ainsi dans cette position pendant la lecture de ces lignes  

Et maintenant ?
Maintenant éloignons nous
laissons le peintre en son atelier avec ses instants, ses intervalles.

Tout ce qui va devenir corps de la peinture est prêt.

Ce besoin de poser un silence avant l’acte
c’est la nécessité pour le peintre d’habiter ce même silence.

Le souffle du peintre est dans cet œil du silence.

Tout autour le chaos, l’immense bruit du monde.

C’est ici en cet instant précis où tout semble figé, arrêté, que tout commence.